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grande gueule

Délit d’outrage : mais qu’a-t-on le droit de dire à la police ?

Alors que Serene Traoré vient d'être condamné à quatre mois de prison pour outrage envers la mairie de Beaumont-sur-Oise, enquête sur une procédure en pleine explosion.
Photo : Philippe Lopez / AFP

Mercredi 18 avril, Serene Traoré a été condamné par le tribunal correctionnel de Pontoise à 4 mois de prison pour outrage envers la maire de Beaumont-sur-Oise. Un délit qui revient souvent dans l’histoire de la famille Traoré, puisque Bagui et Youssouf, deux autres frères d’Adama, ont déjà été condamnés pour outrage. Mais ce n’est pas propre aux Traoré : l’accusation revient dans la plupart des affaires de violences policières et, aussi, dans bien d’autres cas. Clairement le délit d’outrage a le vent en poupe chez les forces de l’ordre. Dès 2006, l’Observatoire national de la délinquance l’affirmait : en dix ans, les procédures judiciaires intentées pour ce motif avaient bondi de 78 %. Une consultation rapide de la rubrique « Faits divers » permet de constater que c’est toujours le cas. En décembre 2017, un jeune homme de 19 ans a pris 3 mois ferme pour avoir montré ses fesses à un hélico de la gendarmerie. En février 2018, un homme, empêché de dormir par le vacarme d’un bar, a pris 4 mois avec sursis pour avoir jeté insultes (et cendrier) sur un policier qui en sortait. Un mois plus tard, un détenu a pris 6 mois supplémentaires pour avoir insulté des agents refusant de desserrer les menottes qui lui entaillaient les poignets pendant qu’ils fouillaient sa cellule – où ils n’ont rien trouvé. Et un automobiliste a comparu pour avoir tendu bien haut son majeur devant un radar automatique – le procureur a requis 2 à 4 mois estimant que le fonctionnaire visionnant les images pouvait mal le prendre.

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Toujours en mars, un consommateur de shit a pris 4 mois pour avoir donné du « fils de pute » à un policier qui venait de le traiter de « terroriste ». Et un autre détenu a pris 24 mois supplémentaires pour avoir insulté le flic qui le comparait à un chameau – parce qu’il réclamait souvent de l’eau depuis sa cellule au Palais de justice.

Début avril, un piéton filmant un contrôle routier a fini au poste après avoir refusé d’arrêter de filmer. Et lundi dernier, un manifestant récidiviste a pris 3 mois, dont un ferme, pour avoir fait un bras d’honneur à la police dans une manif de cheminots. Voilà pour les deux premières pages de résultats sur Google Actualités – si l’on excepte les délits d’outrage régulièrement commis contre des chefs d’État Africains, qui semblent aussi susceptibles que les policiers français.

« N’importe quel geste ou parole qu’un policier prend mal peut être considéré comme un outrage » - Maître Anthony Bem.

Autant le dire tout de suite : il n’y a pas d’épidémie de syndrome de la Tourette dans la population. D’ailleurs, l’outrage n’est pas nécessairement une injure et cette précision est importante. « Il n’y a pas de liste : n’importe quel geste ou parole qu’un policier prend mal peut être considéré comme un outrage », analyse Maître Anthony Bem, auteur d’un post sur le sujet publié par le site Legavox. Que dit la loi ? Insulter publiquement quelqu’un est un délit passible d’une amende – jusqu’à 12 000 euros si la victime est dépositaire de l’autorité publique, c’est-à-dire policier, gendarme, maire, etc. « Publiquement » ne signifie pas « dans la rue » : les règles de l’expression publique sont définies par la loi sur la liberté de la presse. Elle s’applique à tout ce qui est diffusé dans les journaux, à la télé, la radio, sur des murs, des tracts ou Internet – et pas seulement qu’aux journalistes. Mais insulter quelqu’un dans la rue est aussi un délit : là, on parle d’« injure non rendue publique », et passible d’une amende de 38 euros. L’outrage, lui, est beaucoup plus large. D’après l’article 433-5 du Code pénal, il s’agit de toute parole, geste, menace, écrit, image ou envoi d’objet, à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice de sa fonction, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à cette fonction. Contre un dépositaire de l’autorité publique, la peine peut aller jusqu’à un an de prison et 15 000 euros d’amende – le double si l’outrage est commis « en réunion ».

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Autrement dit, signifier dans la rue, en présence d’un pote, à un agent des forces de l’ordre que ses méthodes vous évoquent un certain régime politique portant le nom d’une eau minérale peut vous coûter 2 ans de taule et 30 000 euros. Tandis que brailler au JT de Jean-Pierre Pernaut que votre patron, Monsieur X, est un chien de l’enfer vous coûtera moins. En principe, traiter ledit agent des forces de l’ordre de fils de chien dans la rue ne devrait pas vous coûter plus de 38 euros – soit moins cher qu’une critique de son institution – sauf s’il s’estime outragé. Et les forces de l’ordre ont parfois une susceptibilité hypertrophiée à laquelle le caractère éminemment vague de l’article 433-5 donne libre cours. À la question que peut-on dire à un policier ou toute autre personne dépositaire de l’autorité publique en étant sûr de conserver un casier judiciaire vierge, la réponse est donc : rien.

En tous cas en France. Car nos voisins européens ont une conception moins étroite de la liberté d’expression : la cour constitutionnelle allemande a rendu un jugement, il y a deux ans, annulant la condamnation d’une jeune femme arborant un autocollant « FCK CPS » (pour « Fuck Cops »). Il ressort de cette jurisprudence que si l’on ne peut pas adresser à un agent en particulier une invitation sexuelle un peu cavalière – « je te nique »- on peut en revanche adresser une invitation générale à ce corps de fonctionnaires – « nique la police ».
En ce qui concerne les politiques, la justice française a condamné en 2009 pour « offense au chef de l’État » un homme brandissant une pancarte « Casse toi pôv con » au passage de Nicolas Sarkozy, pourtant titulaire du copyright sur cette expression. Là encore la différence avec nos voisins est notable : la cour d’appel de Vienne, en Autriche, vient de décréter début mars que des militants d’extrême gauche avaient tout à fait le droit d’adresser un doigt d’honneur au vice-chancelier.

« Le problème avec cette infraction, c’est que la victime et l’enquêteur sont une seule et même personne » – Anaïs Vrain, secrétaire nationale du Syndicat de la Magistrature.

Les outrages contre les dépositaires de l’autorité publique engorgent donc les tribunaux - et se terminent rarement bien pour les prévenus. « Le problème avec cette infraction, c’est que la victime et l’enquêteur sont une seule et même personne », souligne Anaïs Vrain, secrétaire nationale du Syndicat de la Magistrature. En théorie, les déclarations d’un agent s’estimant victime d’outrage ne peuvent pas tenir lieu de preuve irréfutable. Mais la théorie se heurte à la routine : un juge de correctionnelle qui passe sa journée à compulser des PV de constatation dans des affaires de violences conjugales, d’agressions, de vols, de stups, a parfois bien du mal à prendre ses distances avec ce même document lorsque la victime est un collègue.

Résultat : intenter des poursuites, c’est déjà presque la garantie d’obtenir une condamnation. Du moins lorsqu’on est policier, car très peu de cheminots et de postiers - pourtant également chargés d’une mission de service public - portent plainte pour outrage : ce sont les flics qui s’en sont fait une spécialité. Un rapport de l’IGA (Inspection générale de l’administration) publié fin 2013, révèle ainsi que les poursuites pour outrage, rébellion et violence volontaire n’ont cessé d’augmenter - d’environ 30 % par an entre 2009 et 2012. Et que les 144 000 agents de police que compte l’hexagone intentent 30 fois plus de procédures que les 100 000 gendarmes. Le rapport épingle aussi le coût de ces procédures : 13,2 millions d’euros par an. Qui pèsent sur le contribuable puisque les forces de l’ordre bénéficient de la « protection fonctionnelle », c’est-à-dire que leur frais de justice sont pris en charge par la collectivité – nous, quoi. Une protection qui représente une manne financière pour les avocats spécialisés : cinq cabinets parisiens, choisis sans aucune mise en concurrence, se partagent ainsi un marché d’environ 2,5 millions d’euros par mois, ce qui leur assure un revenu mensuel d’environ 40 000 euros, dénonce encore le rapport. Pour les policiers, c’est aussi l’occasion de demander des dommages et intérêts : entre 300 et 700 euros chaque fois. L’IGA souligne d’ailleurs que certains fonctionnaires sont des habitués de la combine : plus de 100 d’entre eux ont intenté entre 5 et 9 procédures, 31 en ont intenté entre 10 et 14, 6 en ont intenté plus de 15 et l’un d’eux en a intenté 19. Le record est détenu par un policier qui s’est estimé victime d’outrage 28 fois en une année ! De quoi se faire un 13e mois en dommages et intérêts. De quoi également faire briller les statistiques : un outrage, c’est une affaire de délit rondement menée.

Dans certaines affaires, l’outrage remplit une autre fonction : celle d’inverser les rôles pour des policiers mis en difficulté. « A chaque bavure, on assiste à la même trilogie », dénonce Amal Bentounsi, militante contre les violences policières qui a réussi à faire condamner aux Assises en 2017 le policier qui a tué son frère fugitif, Amine, en 2012. Cette trilogie peut se résumer ainsi : d’abord la violence, ensuite les mensonges de la version policière pour calmer l’opinion publique et lorsque ça ne suffit pas, arrive un renversement de la narration dans lequel ceux qui demandent des comptes à la police passent du statut de victimes, de proches de victimes ou de soutiens, au statut… d’accusés. Amal Bentounsi a ainsi été poursuivie pour diffamation envers les policiers - procès qu’elle a gagné. Quant à la famille Traoré, son cas est emblématique : Bagui, Yacouba, Cheikné et Youssouf ont écopé de poursuites pour outrage. Trois d’entre eux sont en prison. Pour mémoire, leur frère, Adama, est mort en juillet 2016 dans la cour de la gendarmerie de Persan.